mercredi 23 mai 2012

Revendiquons le bonheur pour tous !

Dans ma longue carrière d’enseignant, il m’a souvent été donné d’entendre l’un ou l’autre de mes étudiants me dire : « Mon Dieu, que le français est bizarre ! ». Ce constat m’a toujours fait sourire car, au fond, je pouvais difficilement nier que notre belle langue est tout sauf cartésienne dès qu’il s’agit de justifier une orthographe particulière, un emploi peu ordinaire du subjonctif ou quelque bizarrerie lexicale. C’est de ce dernier aspect que je souhaite m’entretenir ici en prenant l’exemple d’une phrase très simple en apparence mais plutôt complexe quand on se penche sur les dérivations de sens des mots-clés qui la composent. Voyez plutôt :

« Personne n’est heureux ! » En français contemporain, cette phrase est lourde de pessimisme et on préfèrerait ne pas l’entendre. Et pourtant, d’un point de vue étymologique, elle ne veut pas dire grand chose. En effet, selon la grammaire, « personne » n’a de sens négatif que s’il est accompagné de la particule « ne ». En soi, il ne définit pas l’absence (« no one », « nobody » en anglais) mais la présence (« one », « body »). Penchons-nous un moment sur la comparaison avec l’anglais. « Personne n’est venu » se traduit par « Nobody came » alors qu’une traduction littérale pencherait pour « Body did not come » ou « One did not come ». Cette différence de vue entre les deux langues est intéressante à deux niveaux : tout d’abord, elle oppose une expression franchement négative ( no body) à une expression étymologiquement positive (une personne = un être existant). Deuxièmement, elle oppose un concept physique (body = corps, quelque chose de tangible) à un concept quasi métaphysique ! En effet, « personne » vient du latin « persona » qui signifie « masque » dans le vocabulaire du théâtre antique. La personne n’est donc plus ce corps tangible, pas même un visage, mais le masque qui le recouvre.

J’en viens maintenant à la deuxième partie de notre proposition-exemple. Dire que je ne suis pas heureux, c’est dire que je n’ai pas « l’heur », concept ancien signifiant « opportunité, bonne chance ». On retrouve l’expression en français relativement pédant dans une phrase comme « Je n’ai pas l’heur de vous connaître » (je n’ai pas cette chance). Dès lors, « l’heur » est tantôt positif (le bon heur) tantôt négatif (le mauvais heur, c’est-à-dire le mal heur). S’il existe un « bon » heur et un « mal » heur, je ne devrais donc pas me contenter de dire « Je suis heureux » mais il faudrait déterminer si l’heur me caractérisant est négatif (je suis malheureux ) ou positif (je suis bienheureux). Or, en français d’aujourd’hui, être bienheureux est une expression rare qui relève, bien souvent, du domaine religieux ; le bienheureux, dans la tradition chrétienne, c’est celui qui pratique sa foi de manière exemplaire. Si nous nous en tenons à une analyse rigoureuse du sens étymologique de chaque mot de la phrase-exemple, « Personne n’est heureux ! » signifierait en anglais quelque chose comme «Body has no luck »... ce qui, vous en conviendrez, n’a pas beaucoup de sens !

Mes élèves ont donc bien raison de dire que le français est parfois bizarre...

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